Patrick Tosani, l’art de la photographie comme transformation et activation du réel

« Je ne pense pas avoir pris la décision de devenir artiste, je ne me posais pas la question de faire de l’art ou pas. C’est plutôt en réalisant des expérimentations, en travaillant, en échangeant autour des choses montrées, que cela a attiré certaines personnes. On est dans cette notion d’échange, à un moment donné, les choses se révèlent par le regard des autres; davantage que dans une décision que je qualifierai presque d’autoritaire et suspecte au sens d’une prétention.  Cela dit, j’ajouterai deux précisions. J’ai commencé mes expériences photographiques très jeune, vers 14 ou 15 ans, avec déjà une certaine rigueur et régularité. Peut-être la volonté était-elle déjà là, dans cette persistance à expérimenter et dans un certain regard sur le monde. Et puis, pour des raisons diverses, j’ai fait des études d’architecture et non une école d’art.

Vue d’exposition Reflets et Transpercement, Contrepoint#4. Musée de l’Orangerie, Paris, 2020, ©Adagp

En 1973 ce n’était pas possible en France d’étudier la photo dans une école d’art, il y avait une vraie opposition. Le seul champ d’enseignement de la photo, c’était la technique et la science, au sens de Louis Lumière, et ce n’était pas ma fibre. Sauf l’école de Vevey en Suisse qui existait déjà, qui tout en étant très technique était aussi plus artistique que les françaises. Dans ce contexte d’école d’architecture qui a été une grande chance, j’ai continué à travailler la photographie, en sachant que la profession d’architecte ne m’intéressait pas. Par contre cela m’a fait rencontrer beaucoup de monde, dont certaines rencontres furent très importantes pour mon travail très en lien avec l’espace, comme celle avec Paul Virilio.

Vues III, V et IV, Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, 1994, ©Adagp
Vue I, 1990, 234 x 420 cm, photographie couleur c-print, ©Adagp

Ce que je peux définir comme mon premier travail interrogeait l’idée d’image source et ce sera d’ailleurs en partie l’objet de l’exposition à venir cet été : Introspective.

Au milieu de mes études d’architecture, l’encadrement intellectuel m’a fait prendre conscience qu’une forme plastique fait sens en tant que regard sur le monde, spécifique, argumenté et avec un concept. J’avais donc beaucoup travaillé en extérieur en essayant d’inventorier dans la ville ce qui pouvait constituer l’amorce d’un vocabulaire formel qui permettrait l’élaboration d’un espace. Je prends en compte les élèments formels / plan, lumière, texture. Leur combinaison crée un espace. Et je constate la capacité de la photo de re-construire un espace visuellement, ce qui est aussi le contexte de l’architecture. Cela constituait un petit ensemble de vues urbaines ».

Né en 1954, Patrick Tosani vit et travaille à Mayet et Paris. Il fait des études d’architecture à Paris de 1973 à 1979 (DESA). Depuis 1976, il développe un travail photographique où les questions d’espace et d’échelle sont centrales. Le processus photographique, ses potentialités, ses limites, la relation au réel sont constamment interrogés à travers des séries sur les objets, le corps, les vêtements.

Les chaussures de lait IVB, 2002, 84 x 106 cm, photographie couleur c-print, ©Adagp

Il expose régulièrement en France et à l’étranger notamment à l’Institute of Contemporary Art de Londres, à l’Art Institute de Chicago, à l’ARC, Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, au Palais des Beaux-Arts de Charleroi, au Museum Folkwang d’Essen, au Musée Nicéphore Niépce de Chalon-sur-Saône, au Centre National de la Photographie à Paris, aux Rencontres d’Arles, au Centre Photographique d’Ile-de-France à Pontault-Combault et à la Maison Européenne de la Photographie à Paris. Il participe à de nombreuses expositions collectives dont « Angles of vision : French Art Today », au Solomon R. Guggenheim Museum à New-York, aux Rencontres d’Arles, « Der Mensch und seine Objekte », Fotografische Sammlung, Museum Folkwang à Essen.
Patrick Tosani a enseigné à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris de 2004 jusqu’en 2019.

CDD IV, 1996, 237 x 156 cm, photographie couleur c-print, ©Adagp
Corps et vêtements, vue d’exposition, Centre National de la Photographie, Paris, 1998, ©Adagp

Qu’est ce qu’un photographe ?

« Une personne qui a une vraie curiosité envers le process photographique qui va capter un morceau de réel qui est déjà là. L’objet photographique est fait de cette concomitance permanente entre cette forme photographique et son lien au réel. Que se passe t-il lors de cette transformation, via l’opération d’enregistrement optique, avec ses règles scientifiques et normées ? Cette question de l’enregistrement du réel et de sa transformation en un autre réel qui nous échappe totalement ne m’a jamais quitté. Avec un développement méthodique et analytique, je continue de l’interroger.

Si je reprends quelques séries précédentes, notamment les objets (Cuillères, Tambours, Talons, Géographies, Vues), j’ai agrandi et modifié démesurément l’échelle afin de provoquer le regard du spectateur et de le confronter physiquement à l’image. Dans les séries suivantes (Ongles, Têtes, CDD ) je vais ajouter l’élément du corps. C’est un grand chapitre de mon travail, il vient aussi expliquer les séries Masques, Zones, Corps du Sol, Prises d’air qui sont des extensions du travail sur le corps.

Masque n°10, 1999, 109 x 140 cm, photographie couleur c-print, ©Adagp

Pour Masques, dans la réalité, ce sont des pantalons qui ont été encollés et deviennent une forme rigide comme si le corps habitait le vêtement. L’angle de vue de l’objet photographique va induire une forme de masque d’où le titre.  

Il y a une notion primordiale dans la photo telle que je la pratique : l’image devient un objet photographique au sens large (corps, objet, paysage), c’est un objet actif. Et c’est l’image qui active ou ré-active le réel.

Si je fais de la photo de manière exclusive depuis près de 40 ans (et non pas de vidéos, de sculptures ou d’installations) c’est bien parce ce que ce process photo me questionne et me passionne toujours doublement : par sa capacité à très bien enregistrer le réel et en même temps par sa défaillance totale à le faire. Par exemple, que dit une photo d’identité de la réalité de l’individu ? Avec une photo de guerre, de quelle réalité parle t-on ? 

Territoire III, 2002, 120 x 154 cm, photographie couleur c-print, ©Adagp

Je dirais que les artistes qui m’attirent, font des formes très contemplatives, très concentrées. Pendant mes études, c’était Malevitch, Rothko et les peintres américains des années 50, pas de références photographiques, plus celles des peintures du Quattrocento comme Piero della Francesca, ou des peintres comme Chardin, des choses simples et épurées. Par la suite je vais être intéressé par l’art conceptuel américain des années 70,  par Joseph Kosuth, par Gordon Matta-Clark, par William Wegman ou Jan Dibbets. Ceux qui se servent de la photo pour en faire un médium d’analyse sur le corps, l’espace et l’échelle. Ils ont aussi un regard sur les choses simples et ils simplifient le visuel avec à la fois une charge analytique, philosophique et spirituelle. 

Zone VII, 2001, 40 x 29 cm, photographie couleur c-print, ©Adagp

Quand j’ai enseigné, j’ai fait en sorte d’être dans une attitude d’extrême écoute et de comprendre la personne et l’objet de son travail. Selon moi, ces moments d’écoute, c’est ce qu’on attend d’un professeur, mais c’est aussi peut-être une piste, une manière de dire qu’écouter le monde et en retraduire ce qu’on entend c’est faire de l’art. Je le dis en tant que praticien, c’est probablement la qualité que doit avoir un artiste, cet état d’être au monde. 

Prise d’air I, 2010, 153 x 123cm, photographie couleur c-print, ©Adagp

J’ai de beaux projets, actuellement avec l’exposition collective « Double-Je » qui présente la donation de la galerie Durant-Dessert au Musée de St Etienne et qui dure jusqu’en septembre 2022.  A venir l’exposition monographique Introspective à partir du 7 juillet au Château de Montsoreau-Musée d’art contemporain où en plus de mes premiers travaux  j’essaie de mettre à plat ma manière de travailler, en révélant ma base de données sur une période choisie, son enregistrement et son indexation qui est faite de manière très précise, les choix qui sont faits et tous les chemins de traverse expérimentés. C ‘est un livre de bord de toutes les expériences menées. J’essaie de faire cela de manière très méthodique et complète, il faudra venir voir, cela dure tout l’été.  » 

MARS 02-5, 2015, 160 x 204 cm, photographie couleur c-print, ©Adagp

Interview réalisée par Valentine Meyer le 12 avril 2022. Chaleureux remerciements à Patrick Tosani. Pour en savoir plus, voici deux liens vers son site personnel et celui de sa galerie parisienne In Situ – Fabienne Leclerc.

https://www.patricktosani.com

http://www.insituparis.fr/fr/artistes/presentation/5394/tosani-patrick

Patrick Tosani, the art of photography as transformation and activation of the real

« I don’t think I made the decision to become an artist, I didn’t ask myself whether to make art or not. It is rather by carrying out experiments, by working, by exchanging around the things shown, that it attracted some people. We are in this notion of exchange, at some point, things are revealed by the gaze of others; more than in a decision that I would almost describe as authoritarian and suspicious in the sense of a claim.  Having said that, I would like to add two points. I started my photographic experiments very young, around 14 or 15 years old, with a certain rigour and regularity. Perhaps the will was already there, in this persistence to be experienced and in a certain look at the world. And then, for various reasons, I studied architecture and not an art school. 

Géographies, vue d’exposit ion, CNAC, Magasin, Grenoble, 1991, ©Adagp

In 1973 it was not possible in France to study photography in an art school, there was a real opposition. The only teaching field of photography was technique and science, in the sense of Louis Lumière, and it was not my fibre. Except for the Vevey school in Switzerland that already existed, which while being very technical was also more artistic than the French. In this context of architecture school which was a great opportunity, I continued to work in photography, knowing that the profession of architect did not interest me. On the other hand, it made me meet many people, some of whom were very important for my work very related to space, like that with Paul Virilio.

Géographie V, 1988, 160 x 160 cm, photographie cibachrome, ©Adagp.

What I can define as my first work was asking about the source image idea and that will be part of the focus of the upcoming exhibition this summer: Introspective.

In the middle of my architecture studies, teachers made me realize that a plastic form makes sense as a look at the world, specific, reasoned and with a concept. So I had done a lot of outside work trying to inventory in the city what could constitute the beginning of a formal vocabulary that would allow the development of a space. I take into account the formal/ plane, light, texture. Their combination creates a space. And I see the ability of photography to re-build a space visually, which is also the context of architecture. This was a small set of urban views ».

Born in 1954, Patrick Tosani lives and works in Mayet and Paris. He studied architecture in Paris from 1973 to 1979 (DESA). Since 1976, he has been developing a photographic work in which space and scale issues are central. The photographic process, its potentialities, its limits, the relationship to reality are constantly questioned through series on objects, bodies, clothes.

Noir replié, 2005, 102 x 146 cm, photographie couleur c-print, ©Adagp

He exhibits regularly in France and abroad, notably at the Institute of Contemporary Art in London, the Art Institute in Chicago, the ARC, the Musée d’Art Moderne in the city of Paris, the Palais des Beaux-Arts in Charleroi, the Folkwang Museum in Essen, the Nicéphore Niépce Museum in Chalon-sur-Saône, the Centre National de la Photographie in Paris, the Rencontres d’Arles, the Centre Photographique d’Ile-de-France in Pontault-Combault and the Maison Européenne de la Photographie in Paris. He has participated in numerous group exhibitions, including «Angles of vision: French Art Today», at the Solomon R. Guggenheim Museum in New York, at the Rencontres d’Arles, «Der Mensch und seine Objekte», Fotografische Sammlung, Museum Folkwang in Essen.

Patrick Tosani taught at the École nationale supérieure des beaux-arts de Paris from 2004 to 2019.

What is a photographer?

« A person who has a real curiosity about the photographic process that will capture a piece of reality that is already there. The photographic object is made of this permanent concomitance between this photographic form and its connection to reality. What happens during this transformation, via the optical recording operation, with its scientific and standardised rules? This question of the recording of reality and its transformation into another real that escapes us completely has never left me. With methodical and analytical development, I continue to question it.

If I repeat a few previous series, including objects (Spoons, Drums, Heels, Geographies, Views), I have enlarged and modified the scale disproportionately to provoke the viewer’s gaze and physically confront the image. In the following series (Nails, Heads, CDD) I will add the body element. This is a big chapter of my work, it also explains the series : Masks, Zones, Body of the Ground, Air Intakes which are extensions of work on the body.

Masque n°2, 1998, 101 x 141 cm, photographie couleur c-print, ©Adagp

For Masks, in reality, these are pants that have been glued together and become a rigid form as if the body were in the garment. The angle of view of the photographic object will induce a form of mask from which the title.  

There is a primordial notion in the photo as I practice it: the image becomes a photographic object in the broad sense (body, object, landscape), it is an active object. And it is the image that activates or re-activates the real.

If I’ve been doing photography exclusively for nearly 40 years (and not videos, sculptures nor installations) it’s because this photo process always questions and excites me twice: by its ability to record the real very well and at the same time by its total failure to do so. For example, what does an identity photo say about the individual’s reality? With a war photo, what reality are we talking about? 

Zones, vue d’exposition, 2003, Musée Niépce, Chalon sur Saône, ©Adagp

I would say that the artists who attract me, make forms very contemplative, very concentrated. During my studies, it was Malevitch, Rothko and the American painters of the 50s, no photographic references, plus those of the paintings of the Quattrocento like Piero della Francesca, or painters like Chardin, simple and clean things. Later I will be interested in the American conceptual art of the 1970s, by Joseph Kosuth, by Gordon Matta-Clark, by William Wegman or Jan Dibbets. Those who use the photo to make it a medium of analysis on the body, space and scale. They also have a look at simple things and they simplify the visual with both an analytical, philosophical and spiritual charge.

Prise d’air III, 2012, 153 x 121 cm, photographie couleur c-print, ©Adagp

When I taught, I made sure to be in an attitude of extreme listening and to understand the person and the object of his-her work. In my opinion, these listening moments are what we expect of a teacher, but it is also perhaps a way of saying that to listen to the world and to recreate what we hear is to make art. I say this as a practitioner, it is probably the quality that an artist must have, that state of being in the world. 

OCT 04-08-1830, 2017, 58 x 78 cm, impression numérique sur papier Canson Baryta Prestige 340 gr. ©Adagp

I have beautiful projects, currently with the group exhibition «Double-I», which presents the donation of the Durant-Dessert gallery to the St Etienne Museum and which lasts until September 2022.  To come the monographic exhibition Introspective from July 7 at the Château de Montsoreau-Musée d’art contemporain where in addition to my first works I try to lay down my way of working, revealing my database over a chosen period, its recording and indexing that is done very precisely, the choices that are made and all the experienced side roads. It is a logbook of all the experiments conducted. I try to do this in a very methodical and comprehensive way, you’ll have to come and see, it lasts all summer long. 

Interview conducted by Valentine Meyer on April 12, 2022. Warm thanks to Patrick Tosani. 

To learn more, here are two links to his personal website and that of his Parisian gallery In Situ – Fabienne Leclerc.

https://www.patricktosani.com

http://www.insituparis.fr/fr/artistes/presentation/5394/tosani-patrick

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