Mingjun Luo, entre Chine et Europe, transcodage et liberté.

« Petite j’étais assez douée pour le dessin, donc vers 10-12 ans, j’ai décidé de rentrer dans le groupe des Beaux-Arts, j’y ai eu un professeur très sérieux, son but était de nous préparer à nous faire rentrer à l’Académie, c’est à ce moment là que j’ai compris qu’on pouvait devenir artiste comme métier et c’est ce que j’ai voulu être.

J’étais précoce, à 14 ans j’ai fini le bac, déjà j’avais deux ans d’avance au départ et puis du fait de Mao les choses se sont accélérées pour moi. Normalement après le bac le jeune doit aller à la campagne « afin de se rééduquer ». Mais moi, avec mes 14 ans j’étais trop petite, je ne pouvais pas. Je suis donc restée seule à la ville pendant 6 mois, mes parents travaillaient. Mon père a eu peur. Il était chef communiste de l’opéra de la ville, il admirait les intellectuels et le chef décorateur du théâtre alors il lui a demandé si je ne pouvais pas devenir son apprenti. Et puis Mao meurt. Et moi chaque jour j’étais à l’opéra et le soir je regardais, c’est aussi à ce moment là que je découvre Rembrandt.

Pour le concours à l’académie des Beaux-Arts, ça a été difficile, j’avais 14 ans la première fois, j’ai échoué. J’ai échoué aussi l’année suivante, je suis restée un mois couchée au lit mais j’ai décidé de retourner travailler et de passer l’examen encore une fois. A 16 ans je rentre enfin à l’Académie des Beaux-Arts. Et c’est comme cela aussi que du fait du manque d’enseignants, je deviens la plus jeune professeur de peinture à l’huile à l’académie des Beaux Arts du Yunnan. On est en 1982,  j’ai 20 ans, c’est aussi les années où la Chine s’ouvre au monde. »

Suis je moi ? 2015, installation, papiers, objets, dimensions variables

Née en 1963 dans la province du Yunnan, Minjung Luo est une artiste précoce et virtuose. Au pays de la culture ancestrale de l’encre sur papier, de la calligraphie et du paysage, elle devient à 20 ans la plus jeune professeur de l’Académie de peinture à huile et de portrait. A 27 ans, elle décide de venir vivre en Suisse.  Elle se met à l’encre de Chine, puis à l’installation, la vidéo, au graphite. 

Qu’est ce qu’un artiste qui recommence ailleurs ? Comment intégrer un nouveau lieu d’accueil et créer son propre chemin à l’intérieur d’une forêt de signes étrangers ? Comment manipuler l’iconographie pour sortir de son folklore ? Comment procéder à l’élagage, au transcodage, à la traduction ? 

Solitaire, 2011, mine de plomb sur papier 30×42 cm

Plasticienne, peintre, vidéaste, connue d’abord pour ses dessins à la mine de plomb sur papier, qui sont comme des photos effacées d’un monde lointain, où la réalité des moments montrés, familiaux ou politiques, des petites choses du quotidien, le disputerait à une mémoire qui s’estompe. Elle est ensuite reconnue avec la peinture à l’huile. Si elle y revient, c’est pour offrir, en nous cachant sa virtuosité, une synthèse parfaite de cette technique avec celle de l’encre de chine.  Elle l’applique sur une toile brute non préparée avec la fluidité de l’encre sur le papier. Elle choisit le monochrome et joue sur les différentes valeurs de tons pour mieux faire jouer la lumière, le plein mais surtout le vide et le blanc. Ainsi elle nous laisse la place et la liberté de nous projeter dans son univers lointain et ouvert. Quelque soit la technique Mingjun Luo va à l’essentiel : cette quête du presque rien pour faire trace et pouvoir la partager avec l’autre.

Exposée internationalement en Europe comme en Chine, elle est représentée par Gisèle Lindner à Bâle et Aye Gallery à Pékin. Elle figure dans les plus grandes collections, notamment celle d’ Uli et Rita Sigg.

« Automne paisible est ma première création, j’ ai travaillé dessus pendant un an. C’est en 1985, j’étais tellement fière d’avoir été sélectionnée avec pour l’Exposition Nationale. A ce moment-là les autres peignaient encore essentiellement des paysans ou Mao. J’avais réalisé une peinture à l’huile de grand format (1,20×1,56m) où je peignais mes deux voisins retraités dont l’un en train de lire le journal avec des petites photos de famille derrière. A la suite de cela, l’association des artistes me contacte pour créer un groupe d’art contemporain,« Zéro ». On est dans un contexte où Rauschenberg vient d’être exposé en Chine. J’ai écrit le texte fondateur du groupe, on est une trentaine de jeunes.  On fait la première exposition dans un parc à Chang Sha (Yunnan) avec des installations, des collages. L’exposition est interdite au bout d’une dizaine de jours, car on nous reproche de faire de l’art capitaliste. Pour continuer nous décidons d’organiser l’année suivante en 86, un voyage pour fêter les 60 ans de la marche de l’Armée Rouge qui est passée dans des lieux très intéressants. Comme cela rien ne nous freinerait car c’était lié à l’Armée Rouge, on était inattaquable (rires). D’ailleurs c’est durant ce voyage au Tibet que je rencontre François, mon futur mari. Et en 87, à 24 ans, je me marie et décide de le suivre et de venir vivre en Suisse. Je perds ma nationalité chinoise comme le requiert la politique de mon pays. J’exposerai à nouveau en Chine mais 20 ans plus tard.

Diaspora 2006, photographie dimensions variables

La Suisse au début, cela n’a pas été facile. Nous avons notre premier enfant. Je ne sais pas parler français. Après les collages, je ne trouve plus mon chemin avec la peinture à l’huile. Je deviens très nerveuse.  Et puis je travaille l’encre de chine et le papier, ce qui est moins cher aussi.  Et là tout devient fluide, peut-être qu’ainsi je crée une petite Chine pour moi-même. A ce moment là je rencontre Bernard Fibicher (ndt actuel directeur du nouveau musée d’art contemporain MCB, ouvert en oct 2019 à Lausanne) à qui je parle de mes expériences, de mes doutes, de mon engagement pour l’art contemporain. Nous allons ensemble à Kassel voir la Dokumenta et à Turin, ainsi j’ai un cours particulier d’art contemporain en accéléré avec l’un des meilleurs transmetteurs qui soit. Je remarque toutes ces peintures qui étaient à l’époque très conceptuelles et minimales, pas du tout expressionnistes allemand qui était ce vers quoi je penchais avec le Groupe Zéro.

Papier chinois dans un espace 5, 2014, huile sur toile 125 x100 cm

Aujourd’hui je me définis comme peintre, ce que n’était pas le cas à l’époque où peut être ai je essayé de me rapprocher du système suisse, en faisant des installations et en arrêtant le dessin réaliste, pour faire de l’abstrait. Je ne reprendrai le dessin réaliste que 12 ans plus tard. 

Maintenant j’ai l’impression de toujours avancer et d’avoir trouvé ma propre expression. C’est moi Minjun, les gens ont accepté, je viens d’ailleurs mais avec une touche européenne. Car au fond tu dois exprimer ce que tu es, suivre ta vie comme de l’eau et cela arrivera. Peut-être cela m’emmènera-t-il vers de nouveaux paysages; toute ma vie est une vie de recherches, de marche. La vie te porte, ce n’est pas toi qui fixe les marques, du moins c’est mon idée.

Dans un lieu lointain, un nuage te manque. 2014 . Huile sur toile 190 x240 cm.

Tu m’interroges sur mes peintures de nuages.

Pour moi ce sont des portraits, ce n’est plus un paysage comme dans l’art classique chinois mais c’est comme une personne vivante. Le nuage te fait rêver, t’emmène ailleurs, ce qui est un thème récurrent dans mon travail. Le nuage t’emmène vers cette pensée du lointain, peut être là où tu voudrais être mais où tu ne peux pas aller. Pas de frontières pour lui. Ce n’est pas un nuage qui fait peur ou héroïque, comme ceux de l’orage; le mien est plus mélancolique et solitaire. Il bouge, il change par contre moi je fixe ce moment par la peinture. Ce nuage c’est comme l’espoir, le rêve que tu peux garder chez toi un moment.

Oui j’ai le goût de la peinture classique, de Rembrandt, de Vermeer et de la peinture hollandaise du XVIIeme, pour la lumière et pour leur blanc qui sort tout d’un coup. Je vais finir par devenir une spécialiste de Rembrandt (rires). Maintenant j’ai davantage envie de regarder la peinture classique que contemporaine, même si j’aime beaucoup le travail de certains comme par exemple de Xue Feng.

Les paysages Song me touchent beaucoup, je n’aime pas les peintres qui montrent leur technique.

I walk beside you , 2018 peinture sur toile

J’étais très contente de rester chez moi à Biel pendant le confinement, j’ai la chance que mon atelier soit dans ma maison, j’ai pu travailler davantage sans être stressée, avec des réveils plus doux. Là j’avais une bonne excuse pour ne plus sortir. Et j’avoue que cela ne m’a pas forcément manqué de ne pas voir les gens. Du moins sur cette courte durée et parce que j’ai beaucoup de projets maintenus : 

Celui d’une exposition monographique à la galerie Gisèle Lindner à Bâle qui ouvre le 5 Septembre, puis d’un solo show au musée des Beaux-Arts de Moutiers qui ouvre le 19 septembre, et enfin une invitation au printemps 2021 par Antonia Nessi au Musée d’art de Neuchâtel où elle va faire se croiser plusieurs travaux : ceux d’ artistes européennes influencées par la Chine et le mien, celui d’une chinoise influencée par l’Europe. Cela va être intéressant. »

Interview réalisée par Valentine Meyer le 8 Juillet 2020 à Paris.

Pour en savoir plus sur le travail de Mingjun Luo, voici quelques liens :

Vers son site : http://luomingjun.com/

Vers ses galeries :

http://www.galerielinder.ch/html/2018/201805_0.htm

http://www.ayegallery.com/en/exhibitInfo.asp?ID=104

Mingjun Luo, between China and Europe, transcoding and freedom.


« When I was a little girl, I was pretty good at drawing, so when I was about 10-12, I decided to join the Fine Arts group, I had a very serious teacher there, his goal was to prepare us to go to the Academy, That’s when I realized that you could become an artist as a profession, and that’s what I wanted to be.

I was precocious, at 14 I finished the baccalaureate, I was already two years ahead at the start and then because of Mao things accelerated for me. Normally after the baccalaureate the young person must go to the countryside in order to re-educate himself. But I, with my 14 years I was too small, I couldn’t. So I stayed alone in the city for 6 months, my parents were working. My dad got scared. He was a communist leader of the city opera, he admired the intellectuals and the director of the theatre, so he asked him if I could not become his apprentice. And then Mao dies. And I was at the opera every day and at night I watched, and that’s when I discovered Rembrandt.
For the competition at the Academy of Fine Arts, it was difficult, I was 14 the first time, I failed. I also failed the following year, stayed in bed for a month but decided to go back to work and take the exam again. At 16 years old I finally return to the Academy of Fine Arts. And it is also like this that because of the lack of teachers, I become the youngest teacher of oil painting at the Yunnan Academy of Fine Arts. It’s 1982,  I’m 20 years old, it’s also the years when China opens up to the world. »

Born in 1963 in the province of Yunnan, Minjung Luo is an early and virtuoso artist. In the land of the ancestral culture of ink on paper, calligraphy and landscape, she became the youngest teacher of the Academy of Oil Painting and Portrait at the age of 20. At the age of 27, she decided to come and live in Switzerland. She went to Indian ink, then to installation, video, graphite.
What is an artist who starts over elsewhere? How to integrate a new place of reception and create your own path inside a forest of foreign signs? How to manipulate iconography to get out of its folklore? How to proceed with pruning, transcoding, translation?
Visual artist, painter, videographer, known first of all for his drawings in the lead mine on paper, which are like erased photos of a distant world, where the reality of the moments shown, family or political, of the little things of everyday life, are looking like a memory that fades. She is then recognized with oil paint. If she comes back to it, it is to offer us, by hiding her virtuosity, a perfect synthesis of this technique with that of Indian ink.   She applies it on a raw canvas not prepared with the fluidity of the ink on the paper. She chooses the monochrome and plays on the different tone values to better play the light, the full but especially the void and the white. Thus it leaves us the place and the freedom to project ourselves into its distant and open universe. Whatever the Mingjun Luo technique goes to the essentials: this quest for almost nothing to trace and to be able to share it with the other.

Exhibited internationally in Europe and China, she is represented by Gisèle Lindner in Basel and by Aye Gallery in Beijing. Her work is in the largest collections, including Uli and Rita Sigg.

« Peaceful Autumn is my first creation, I worked on it for a year. It was in 1985, I was so proud to have been selected with for the National Exhibition. At that time the others were still mainly painting. peasants or Mao. I had made a large-format oil painting (1.20×1.56m) in which I painted my two retired neighbors, one of whom was reading the newspaper with small family photos behind. Following that, the artists’ association contacted me to create a contemporary art group, “Zero.” We are in a context where Rauschenberg has just been exhibited in China. I wrote the group’s founding text , we are about thirty young people. We made the first exhibition in a park in Chang Sha (Yunnan) with installations, collages. The exhibition was banned after ten days, because we were accused of doing capitalist art. To continue we decide to organize the following year in 86, a trip for to celebrate the 60th anniversary of the Red Army march which passed in very interesting places. As that would not stop us because it was linked to the Red Army, we were unassailable (laughs). Moreover, it was during this trip to Tibet that I met François, my future husband. And in 87, at 24, I got married and decided to follow him and come and live in Switzerland. I lose my Chinese nationality as required by my country’s policy. I will exhibit again in China but 20 years later.

Switzerland at the start was not easy. We have our first child. I do not know how to speak French. After the collages, I can’t find my way with the oil painting. I am getting very nervous. And then I work with India ink and paper, which is also cheaper. And then everything becomes fluid, maybe in this way I create a little China for myself. At that time I met Bernard Fibicher (editor’s note : current director of the new MCB contemporary art museum, opened in October 2019 in Lausanne) to whom I spoke about my experiences, my doubts, my commitment to contemporary art. We go together to Kassel to see the Dokumenta and to Turin, so I have a private accelerated contemporary art lesson with one of the best transmitters there is. I notice all these paintings that were very conceptual and minimal at the time, not at all German expressionist which was what I was leaning towards with the Zero Group.

Today I define myself as a painter, which was not the case at the time when maybe I tried to approach the Swiss system, by making installations and stopping realistic drawing, to make abstract. I will not resume realistic drawing until 12 years later.

Now I feel like I’m still moving forward and finding my own expression. It’s me Minjun, people accepted, I come from elsewhere but with a European touch. Because deep down you have to express what you are, follow your life like water and it will happen. Maybe this will take me to new landscapes; my whole life is a life of research, of walking. Life carries you, you don’t set the marks, at least that’s my idea.

You wonder about my cloud paintings.

For me they are portraits, it’s no longer a landscape like in classical Chinese art, but it’s like a living person. The cloud makes you dream, takes you elsewhere, which is a recurring theme in my work. The cloud takes you to that distant thought, maybe where you want to be but where you can’t go. No borders for him. It is not a scary or heroic cloud, like those in the storm; mine is more melancholy and lonely. He moves, he changes on the other hand I fix this moment by painting. This cloud is like the hope, the dream that you can keep at home for a while.
Yes, I have a taste for classical painting, Rembrandt, Vermeer and Dutch painting from the 17th century, for the light and for their white which suddenly comes out. I will eventually become a Rembrandt specialist (laughs). Now I want to look at classical painting more than contemporary painting, although I really like the work of some such as Xue Feng.

Song landscapes touch me a lot, I don’t like painters who show their technique.

I was very happy to stay at home in Biel during the confinement, I am lucky that my studio is in my house, I was able to work more without being stressed, with softer awakenings. There I had a good excuse not to go out. And I admit, I didn’t necessarily miss not seeing people. At least in this short time and because I have a lot of on-going projects.
That of a monographic exhibition at the Gisèle Linder gallery in Basel which opens on September 5, then of a solo show at the Museum of Fine Arts in Moutiers which opens on September 19, and finally an invitation in spring 2021 by Antonia Nessi to the Neuchâtel Art Museum where she will bring together several works: those of European artists influenced by China and mine, that of a Chinese influenced by Europe. It’s going to be interesting. « 

Interview conducted by Valentine Meyer on July 8, 2020 in Paris.
To learn more about Mingjun Luo’s work, here are some links:
To his site: href = « http://luomingjun.com/ »> http://luomingjun.com/

To its galleries:

http://www.galerielinder.ch/html/2018/201805_0.htm

http://www.ayegallery.com/en/exhibitInfo.asp?ID=104

Un avis sur « Mingjun Luo, entre Chine et Europe, transcodage et liberté. »

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